Ciné Art ~ Mai 2012

Vend. 25 mai 2012 - 20h - Caméo Ariel Metz

Lothringen !

LOTHRINGEN !
Film de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet
Texte tiré du roman Colette Baudoche de Maurice Barrès.
Avec Emmanuelle Straub. Commentaire dit par André Warynski et Dominique Dosdat.
Caméra : Christophe Pollock.
Son : Louis Hochet.
PREMIERE PRESENTATION AU FESTIVAL DE LOCARNO 1994.
1994. 21 minutes. 35 mm, couleur, format 1/1,37.

Lothringen ! évoque le sort de la Lorraine après la défaite de 1870 : cession à la Prusse, germanisation forcée de sa population. À partir d’extraits du roman Colette Baudoche, de Maurice Barrès, ce film est une méditation historique et géographique sur les cicatrices de l’Histoire et le devenir d’une région, de son identité. (Extrait du dossier de presse)

Inscriptions (entretien entre Jean-Marie Straub et Peter Kammerer)

Kammerer : En juin 1994, vous avez tourné à Metz et aux alentours un film commandé par la télévision de Saarbrück. Le thème ? La Lorraine, pendant un siècle terre de conflits entre Allemands et Français. Jean-Ma­rie Straub est né et a grandi à Metz. Pendant plusieurs générations sa famille a subi ces conflits.
Straub : C’est un thème que j’avais refoulé depuis ma jeunesse et au­jourd’hui je me vois contraint d’enquêter sur ce qui s’est vraiment passé en 1870. Il est arrivé ceci : Metz a été «dépeuplée» par les Français et «repeuplée» par les Allemands. En peu d’années sont arrivés 24000 Alle­mands, 20000 Français ont laissé leur terre conquise par les Allemands et il ne restait plus que 20000 Français. Un processus violent, comme toutes les colonisations.
K : Votre texte raconte cette histoire et d’autres, mais la vraie documenta­tion est dans les images. La caméra ne renonce à rien, sa lenteur est une excavation en profondeur, une invitation à dévoiler l’histoire de ce pay­sage. Nous assistons à de longs panoramiques. Le film est un laboratoire de panoramiques. Il y en a de tous les genres, de divers rythmes, angles et mouvements.
S : Le premier panoramique nous fait voir le confluent de la Moselle et du Rhin près de Coblence. C’est un lieu qui m’a toujours fasciné en rai­son de sa position et du piédestal désert d’un grand monument.
K : C’est un monument pour l’empereur Guillaume 1er, construit en 1896 et détruit lors de la Seconde Guerre mondiale. Ce monument a été recons­truit il y a quelques années. Un fait spectral.
S : Quand nous avons appris cela, nous avons décidé que le film devait commencer là. Où va l’empereur sur son cheval ? Il suit la Moselle vers le haut, vers la France, vers Sedan. C’est un monument pour la victoire de Sedan, mais il n’y a aucune inscription pour le rappeler. […]
Nous montrons, vues du fleuve, la synagogue, la cathédrale, la ville médiévale. Celle-ci contraste avec l’autre architecture, néo-romane alle­mande de la fin du XIXe siècle. On voit les édifices de la Poste et de la gare, tous deux de 1906. Le panoramique finit sur la statue gigantesque d’un chevalier allemand. C’est un de ceux que l’on peut aussi voir dans le film d’Eisenstein Alexandre Nevski. Alors que l’on voit le guerrier, on entend la phrase : «La vague allemande (pause de respiration) ne cessait de croître et menaçait de tout submerger.»
Lors de la bataille de Gravelotte-Saint Privat (août 1870) sont tombés en une après-midi 20000 Allemands et 12000 Français. […] Le soir arrive le roi Guillaume, qui n’était pas encore l’empereur Guillaume, et il pleure parce qu’il a sacrifié toute sa Garde Royale. La guerre gagnée, il annexa non seulement Metz et les mines de fer, mais aussi les villages qui avaient été champs de bataille. Il voulait la mémoire et les tombes des soldats morts. Après cette défaite et d’autres encore, la classe poli­tique et militaire française, corrompue et incapable, vendit Metz et ces pauvres villages aux Allemands, après avoir liquidé avec l’aide de ces mêmes Allemands la Commune de Paris, l’unique résistance sérieuse et républicaine. Cette bourgeoisie qui avait déclaré la guerre à la Prusse était la pire qu’on ait jamais vue. Bismarck et Thiers, depuis les terrasses de Saint-Cloud, suivaient avec leurs jumelles la répression de la Com­mune. […]
K : On voit des paysages et des villages d’aujourd’hui. On entend ces his­toires désormais lointaines, mais on comprend qu’il s’agit d’histoires ins­crites dans les rues, les collines, les arbres, les maisons. Il y a un panora­mique très poétique, dans un endroit très beau, trois arbres et quelque roc erratique, qui suggère la paix, mais aussi la sensation angoissante de trouver les morts derrière les feuilles et les frondaisons.
S : Ce sont des mines où les mérovingiens grattaient le fer à ciel ouvert. Cette mine était en activité jusqu’à Napoléon III. Mais derrière la ca­méra s’étend le plus grand cimetière mérovingien de France. Nous ne le montrons pas. Nous voulions montrer cette terre rouge de fer.
K : Et avant ce plan on voit des rails rouillés, une voie ferrée abandonnée.
S : Les vieilles communications sont interrompues. Aujourd’hui les vil­lages sont à nouveau abandonnés. Au cours des sept dernières années, un tiers de la population a émigré. La grande crise de la sidérurgie. Mal­gré tout cela, on entend sur la bande-son de nombreuses voix d’enfants et la fumée que l’on voit au fond est déjà le Luxembourg.
K : On assiste dans le film à une histoire d’amour, intense et très brève. Seulement deux dialogues entre une jeune femme et un professeur alle­mand. La jeune femme se demande s’il est possible d’épouser un Allemand après 35 ans d’occupation. Et elle répond au professeur Asmus : «Non, je ne peux pas vous épouser. Je vous estime et je vous conserverai une grande amitié…»
S : J’étais fasciné par l’idée de raconter une histoire d’amour en seule­ment deux flashs. Cet amour est impossible. C’est trop tôt. Mais la ques­tion reste ouverte.
K : Comme reste ouverte la blessure. Mais pourquoi ouvrez-vous à nou­veau cette blessure, à un moment où tout le monde est convaincu de l’ami­tié franco-allemande ?
S : C’est précisément pourquoi nous avons réalisé ce film.
K : Me viennent à l’esprit d’autres titres de vos films : Non réconciliés (1964-65), Leçons d’histoire (1972), Trop tôt / trop tard (1980-81). En voyant ce film, on se dit qu’il est arrivé quelque chose d’irréparable.
S : Alors qu’on veut nous faire croire que tout est toujours réparable et remplaçable, il est important de comprendre qu’il y a des faits «irrépa­rables». Les blessures restent des blessures, même si elles sont guéries. Restent les cicatrices, les traces, les déformations.
K : Le film pourrait donc aussi s’appeler «Paysages cicatrisés» ?
S : Oui. Mais les cicatrices, ce ne sont pas seulement les morts, les mai­sons détruites ou restées en ruines, les choses du passé racontées dans le texte. C’est aussi tout ce que l’on voit : les rails sans trains et l’herbe haute qui indique que les gens sont partis.
K : Il y a toujours le vent qui rend les images vivantes. La lumière change continuellement.
S : Il ne se passait pas cinq minutes sans une averse. Nous avons tourné en juin, avant les grandes chaleurs.
(Extrait du dossier de presse)

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