Inscriptions
(entretien entre Jean-Marie Straub et Peter Kammerer)
Kammerer
: En juin 1994, vous avez tourné à Metz et aux alentours un film
commandé par la télévision de Saarbrück. Le thème
? La Lorraine, pendant un siècle terre de conflits entre Allemands et Français.
Jean-Marie Straub est né et a grandi à Metz. Pendant plusieurs
générations sa famille a subi ces conflits. Straub : C’est
un thème que j’avais refoulé depuis ma jeunesse et aujourd’hui
je me vois contraint d’enquêter sur ce qui s’est vraiment passé en
1870. Il est arrivé ceci : Metz a été «dépeuplée»
par les Français et «repeuplée» par les Allemands. En
peu d’années sont arrivés 24000 Allemands, 20000 Français
ont laissé leur terre conquise par les Allemands et il ne restait plus
que 20000 Français. Un processus violent, comme toutes les colonisations. K
: Votre texte raconte cette histoire et d’autres, mais la vraie documentation
est dans les images. La caméra ne renonce à rien, sa lenteur est
une excavation en profondeur, une invitation à dévoiler l’histoire
de ce paysage. Nous assistons à de longs panoramiques. Le film est
un laboratoire de panoramiques. Il y en a de tous les genres, de divers rythmes,
angles et mouvements. S : Le premier panoramique nous fait voir le confluent
de la Moselle et du Rhin près de Coblence. C’est un lieu qui m’a toujours
fasciné en raison de sa position et du piédestal désert
d’un grand monument. K : C’est un monument pour l’empereur Guillaume
1er, construit en 1896 et détruit lors de la Seconde Guerre mondiale. Ce
monument a été reconstruit il y a quelques années. Un
fait spectral. S : Quand nous avons appris cela, nous avons décidé
que le film devait commencer là. Où va l’empereur sur son cheval
? Il suit la Moselle vers le haut, vers la France, vers Sedan. C’est un monument
pour la victoire de Sedan, mais il n’y a aucune inscription pour le rappeler.
[…] Nous montrons, vues du fleuve, la synagogue, la cathédrale, la ville
médiévale. Celle-ci contraste avec l’autre architecture, néo-romane
allemande de la fin du XIXe siècle. On voit les édifices de
la Poste et de la gare, tous deux de 1906. Le panoramique finit sur la statue
gigantesque d’un chevalier allemand. C’est un de ceux que l’on peut aussi voir
dans le film d’Eisenstein Alexandre Nevski. Alors que l’on voit le guerrier, on
entend la phrase : «La vague allemande (pause de respiration) ne cessait
de croître et menaçait de tout submerger.» Lors de la bataille
de Gravelotte-Saint Privat (août 1870) sont tombés en une après-midi
20000 Allemands et 12000 Français. […] Le soir arrive le roi Guillaume,
qui n’était pas encore l’empereur Guillaume, et il pleure parce qu’il a
sacrifié toute sa Garde Royale. La guerre gagnée, il annexa non
seulement Metz et les mines de fer, mais aussi les villages qui avaient été
champs de bataille. Il voulait la mémoire et les tombes des soldats morts.
Après cette défaite et d’autres encore, la classe politique
et militaire française, corrompue et incapable, vendit Metz et ces pauvres
villages aux Allemands, après avoir liquidé avec l’aide de ces mêmes
Allemands la Commune de Paris, l’unique résistance sérieuse et républicaine.
Cette bourgeoisie qui avait déclaré la guerre à la Prusse
était la pire qu’on ait jamais vue. Bismarck et Thiers, depuis les terrasses
de Saint-Cloud, suivaient avec leurs jumelles la répression de la Commune.
[…] K : On voit des paysages et des villages d’aujourd’hui. On entend
ces histoires désormais lointaines, mais on comprend qu’il s’agit
d’histoires inscrites dans les rues, les collines, les arbres, les maisons.
Il y a un panoramique très poétique, dans un endroit très
beau, trois arbres et quelque roc erratique, qui suggère la paix, mais
aussi la sensation angoissante de trouver les morts derrière les feuilles
et les frondaisons. S : Ce sont des mines où les mérovingiens
grattaient le fer à ciel ouvert. Cette mine était en activité
jusqu’à Napoléon III. Mais derrière la caméra
s’étend le plus grand cimetière mérovingien de France. Nous
ne le montrons pas. Nous voulions montrer cette terre rouge de fer. K
: Et avant ce plan on voit des rails rouillés, une voie ferrée abandonnée. S
: Les vieilles communications sont interrompues. Aujourd’hui les villages
sont à nouveau abandonnés. Au cours des sept dernières années,
un tiers de la population a émigré. La grande crise de la sidérurgie.
Malgré tout cela, on entend sur la bande-son de nombreuses voix d’enfants
et la fumée que l’on voit au fond est déjà le Luxembourg. K
: On assiste dans le film à une histoire d’amour, intense et très
brève. Seulement deux dialogues entre une jeune femme et un professeur
allemand. La jeune femme se demande s’il est possible d’épouser un
Allemand après 35 ans d’occupation. Et elle répond au professeur
Asmus : «Non, je ne peux pas vous épouser. Je vous estime et je vous
conserverai une grande amitié…» S : J’étais fasciné
par l’idée de raconter une histoire d’amour en seulement deux flashs.
Cet amour est impossible. C’est trop tôt. Mais la question reste ouverte. K
: Comme reste ouverte la blessure. Mais pourquoi ouvrez-vous à nouveau
cette blessure, à un moment où tout le monde est convaincu de l’amitié
franco-allemande ? S : C’est précisément pourquoi nous
avons réalisé ce film. K : Me viennent à l’esprit
d’autres titres de vos films : Non réconciliés (1964-65), Leçons
d’histoire (1972), Trop tôt / trop tard (1980-81). En voyant ce film, on
se dit qu’il est arrivé quelque chose d’irréparable. S
: Alors qu’on veut nous faire croire que tout est toujours réparable et
remplaçable, il est important de comprendre qu’il y a des faits «irréparables».
Les blessures restent des blessures, même si elles sont guéries.
Restent les cicatrices, les traces, les déformations. K : Le film pourrait
donc aussi s’appeler «Paysages cicatrisés» ? S : Oui. Mais
les cicatrices, ce ne sont pas seulement les morts, les maisons détruites
ou restées en ruines, les choses du passé racontées dans
le texte. C’est aussi tout ce que l’on voit : les rails sans trains et l’herbe
haute qui indique que les gens sont partis. K : Il y a toujours le vent
qui rend les images vivantes. La lumière change continuellement. S
: Il ne se passait pas cinq minutes sans une averse. Nous avons tourné
en juin, avant les grandes chaleurs. (Extrait du dossier de
presse) |