Leçon
de ténèbres et de lumière par
Cyril Neyrat L’Inconsolable semble un fragment parmi d’autres des Dialogues
avec Leucò. Mais on peut aussi penser qu’il tient une place à part,
comme le coeur dissimulé de l’oeuvre, sa part la plus abyssale, vertigineuse.
S’y concentre le double vertige de l’homme et de la poésie. Orphée
dit des choses terribles, que Bacca peine à croire. Il dit qu’il s’est
retourné volontairement, pour laisser Eurydice aux Enfers et remonter seul
à la lueur du ciel. Bacca insiste : «Eurydice était presque
ressuscitée.» Orphée répond : «Pour ensuite mourir
une autre fois, Bacchante. Pour porter dans son sang l’horreur de l’Hadès,
et trembler avec moi jour et nuit. Tu ne sais pas ce qu’est le néant.»
Et plus loin : «C’est moi, et non plus elle, que je cherchais en pleurant.» Quelle
vérité de l’homme Orphée a-t-il découverte dans le
néant ? Qu’il n’y a pas de consolation au fait d’être mortel. Qu’il
est vain de vouloir le retour du passé, la résurrection des morts.
Et que d’avoir connu la mort fait aimer et chanter d’autant plus la vie, la lumière.
Orphée dit: «Il est nécessaire que chacun descende une
fois dans son enfer». Alors les extases dionysiaques, les délires
par lesquels les hommes croient atteindre à l’immortalité des dieux,
ne sont plus qu’illusions et enfantillages. Il ne faut pas imiter les dieux, mais
savoir ce qu’est un homme : descendre dans le néant que l’on porte en soi,
en revenir et se tenir dans la lumière, chanter la vie, fort de ce néant,
de l’avoir regardé en face. De la forêt de Buti à celle
de Sainte-Odile, c’est la même leçon de ténèbres
et de lumière - leçon des choses, des arbres et des pierres. Leçon
d’anachronisme, leçon du cinéma qui monte ensemble les temps séparés.
Temps présent du bruissement des feuilles, du changement de lumière
sur un front, du plissement de ce front au passage d’une ombre intérieure.
Temps immémorial, à jamais enfoui derrière les apparences
du lieu, des pierres, des arbres, que le cinéma seul peut lever, dévoiler
à même la surface des choses. Être un homme, c’est se tenir
au pli de ces temps, éprouver en soi l’anachronisme. C’est hériter
de l’immémorial, de ce qui vient d’au-delà du souvenir. C’est agir,
parler, se tenir, ici et maintenant, devant une caméra. Que fait un
homme, à Buti ou à Sainte-Odile ? Il hérite, il résiste,
il agit. Cette obscurité tragique de l’homme, Kafka la médite
à l’échelle des peuples : Schakale und Araber exprime l’humour de
Kafka face à l’absurde condition humaine. Chacun de nous est chacal
et arabe. Chacun de nous attend en vain l’Européen et sa raison qui résoudrait
le conflit immémorial des chacals et des Arabes. Celui qui saisirait les
ciseaux et trancherait le lien qui unit chaque homme, chaque peuple à son
ennemi intime. Dérisoires, grotesques ciseaux, bien incapables de trancher
le lien. Les hommes s’y sont pourtant essayé : catastrophe continue de
la modernité européenne, du XXe siècle que Kafka voyait naître
sous ses yeux, en 1917, en plein conflit mondial. Ennemi intime. Entend-on
bien cette expression ? L’ennemi est intérieur et nous l’aimons autant
que nous le détestons - c’est la mort qui, comme l’écrit Maurice
Blanchot dans un texte qui ouvre son recueil De Kafka à Kafka, «est
la possibilité de l’homme.» Blanchot poursuit, et ses phrases semblent
commenter le dialogue de Pavese : «elle est sa chance, c’est par elle que
nous reste l’avenir d’un monde achevé ; la mort est le plus grand espoir
des hommes, leur seul espoir d’être hommes. C’est pourquoi l’existence
est leur seule véritable angoisse […]. Et mourir, sans doute, est-ce notre
souci. Mais pourquoi ? C’est que nous qui mourons, nous quittons justement et
le monde et la mort. Tel est le paradoxe de l’heure dernière. La mort travaille
avec nous dans le monde ; pouvoir qui humanise la nature, qui élève
l’existence à l’être, elle est en nous, comme notre part la plus
humaine ; elle n’est mort que dans le monde, l’homme ne la connait que parce qu’il
est homme, et il n’est homme que parce qu’il est la mort en devenir. Mais mourir,
c’est briser le monde ; c’est perdre l’homme, anéantir l’être ; c’est
donc aussi perdre la mort, perdre ce qui en elle et pour moi faisait d’elle
la mort. Tant que je vis, je suis un homme mortel, mais, quand je meurs, cessant
d’être un homme, je cesse aussi d’être mortel, je ne suis plus capable
de mourir, et la mort qui s’annonce me fait horreur, parce que je la vois telle
qu’elle est : non plus mort, mais impossibilité de mourir.» C’est
pourquoi, dans un autre texte, Blanchot fait du mythe d’Orphée le mythe
d’origine de la littérature et de l’art en général. L’écrivain,
l’artiste, revient d’entre les morts, de sa propre mort. La descente aux Enfers
(nékuia en grec), celle d’Ulysse ou d’Orphée, est l’expérience
originaire de l’art (Ph. Lacoue-Labarthe). L’Orphée de Pavese a cessé
de pleurer Eurydice, car ayant éprouvé la mort, il a renoncé
à condamner sa bien aimée à une seconde mort, en la ramenant
chez les vivants. Il s’est donc retourné, a laissé la morte à
sa place, pour, s’étant trouvé, chanter seul la vie et la lumière,
en pleine connaissance des ténèbres. Les Dialogues avec Leucò
chantent l’homme, l’alliance de ténèbres et de lumière qui
fonde son identité sans fond d’être mortel - l’homme est l’être
destiné à la mort. Pavese écrit ce livre entre 1945 et 1947,
au sortir d’un conflit mondial qui laisse l’Italie sans âme, en un geste
poétique qui, par un grand bond dans le passé immémorial
des mythes, voudrait retrouver un sol commun pour les vivants. Quatre ans plus
tard, Cesare Pavese se donne la mort dans une chambre d’hôtel de Turin,
dix jours après avoir écrit ces derniers mots dans son journal :
«Pas de paroles. Un geste. Je n’écrirai plus.» Un mois plus
tôt, il écrivait à Billi Fantini : «Chère Billi,
peut-être avez-vous compris que Leucò est ma carte de visite auprès
de la postérité. Bien peu en sont capables. Tant mieux.»
(Extrait du dossier de presse) |